« La situation paralyse tout le pays, les plus pauvres en paient le prix. »

Haïti connait depuis deux semaines des regains de tensions sociopolitiques importantes et la Fondation Paul Gérin-Lajoie s’assure de suivre la situation de près. Pour comprendre ces enjeux qui traversent le pays, nous vous proposons une conversation croisée entre Jonathan Boulet Groulx, journaliste indépendant, vidéaste et photoreporter qui a séjourné deux ans en Haïti et revient juste de Port-au-Prince et André-Paul Vénor, spécialiste en santé publique, en santé maternelle et infantile et en gestion des services de santé en Haïti.

Quelle serait votre analyse de la situation actuelle en Haïti ?

André-Paul Vénor : Haïti a une relation de fraternité de très longue date avec le Venezuela. Quand l’île a pris son indépendance par rapport à la France en 1804, elle a été le premier pays au monde à instaurer officiellement l’aide publique internationale pour soutenir tous les pays de la région d’Amérique centrale, du Sud et des caraïbes qui entreprendraient des actions décolonisatrices. Le nouveau chef d’État Jean-Jacques Dessalines a statué que 1% de la production nationale (café, banane et production agricole) serait consacré à l’aide aux pays qui se battraient pour se libérer de l’esclavage et de la colonisation. Au 19e siècle, Simon Bolivar a quitté le Venezuela pour être accueilli plusieurs mois en Haïti, à Jacmel précisément. Il en est reparti avec des soldats, des munitions et des provisions pour poursuivre, avec Francisco de Miranda, la bataille anti colonialiste sur tout le continent américain. Le Venezuela se souvient de cette histoire et c’est aussi pour cela, entre autres, que s’est développé le programme Petrocaribe, démarré en 2006.

Jonathan Boulet-Groulx : Les tensions actuelles en Haïti s’inscrivent dans les problématiques nées de ce programme. Petrocaribe est un fonds développé par le Venezuela pour soutenir, mais aussi s’accaparer, la vente de pétrole dans les Caraïbes via une entente signée avec 18 pays de la région. L’entente statuait que les pays payeraient seulement 40 % des produits pétroliers au Venezuela, les 60 % restants allant dans un fonds, à rembourser sur 25 ans à 1% d’intérêt, consacré au financement de projets agroalimentaires et de développement. Malheureusement, en Haïti ça n’a pas fonctionné. La corruption ambiante et le système d’impunité en place ont permis à tous les gouvernements de se servir dans la caisse et d’utiliser cet argent à des fins personnelles. À la signature du contrat en mai 2006, le cours du pétrole se situait entre 100 et 150 dollars US le baril, mais a perdu beaucoup de valeur les années suivantes, diminuant d’autant l’argent disponible pour le développement du pays. Pourtant, le pouvoir politique haïtien a continué à se servir dans le fonds, créant une dette actuelle accumulée d’environ 2 milliards de dollars US avec aucun projet de développement et agroalimentaires réalisé. En plus de cela, la dévaluation de la gourde (monnaie haïtienne) a fait que tous les produits de base sont devenus extrêmement chers. Aujourd’hui, des contingents de nourritures stockés dans les campagnes pourrissent au lieu d’être acheminés, faute de carburant. Ajoutez à cela une pénurie d’eau depuis quelques semaines qui devient une nouvelle urgence, la situation est de plus en plus difficile à gérer.

Que se passe-t-il en ce moment en Haïti ?
JBG : Mes retours du terrain sont que tous les quartiers sont assez chauds, même les villes de province. Aux Cayes, où j’ai habité pendant longtemps, il y a eu des débordements importants. Les tensions, sporadiques, sont de plus en plus violentes. Les banques, les épiceries, tout est fermé et les déplacements sont réduits au minimum. Il y a aussi des exactions commises par des gangs qui cherchent à gagner du terrain et de l’influence. Il y a donc des règlements de comptes, des meurtres et beaucoup de crainte. Ce qui est dérangeant pour les gens au quotidien, c’est qu’ils se réveillent le matin sans savoir ce qui va se passer. On est dans une imprévisibilité très stressante. Les gens ont très faim et ont des difficultés à trouver de l’eau. On a parlé pendant longtemps de la survie « au jour le jour », c’est fini ce temps-là. Les gens sont dans la précarité à la seconde, ils ne savent plus de quoi va être composé leur quotidien. Ils vivent une ambiance constante de violence, d’insécurité et de peur qui composent un poids à porter puisque les gens au final sont enfermés chez eux.

APV : La situation paralyse tout le pays. Et ce sont les plus pauvres qui en paient le prix. Les femmes enceintes, les enfants malades et les personnes âgées souffrant de maladies chroniques sont encore plus fragilisés. Dans les bidonvilles comme dans les milieux ruraux, le pays est en train de suffoquer. Les écoles ne fonctionnent pas. Pour les gens les plus aisés dont les enfants fréquentent les écoles internationales et certaines grandes écoles privées, on leur envoie les devoirs à la maison. Donc si l’école reprend en novembre, le retard aura été rattrapé. Par contre, les écoles publiques sont fermées et il n’y a pas de dispositifs comme internet pour envoyer les devoirs à faire à la maison et aucune disposition n’a été prise pour rattraper les journées de carence. Donc les enfants des endroits pauvres et ceux fréquentant de petites écoles dites privées perdront autant de mois d’année scolaire, c’est une certitude.

Comment vivez-vous ce drame ? N’y a-t-il pas de résignation ?
APV : Je vis ça avec beaucoup de douleur et de frustration. Je vais souvent dans les endroits les plus reculés et pauvres du pays. Je vois les gens se débrouiller péniblement pour vivre et ce n’est pas la seule faute du pouvoir actuel puisque la situation les a précédés. Le pays ne produit pas et doit importer l’essentiel de ses besoins de base. Aujourd’hui j’essaie d’imaginer comment ces gens vivent et je sais que la situation est dramatique.

Comment envisagez-vous la suite ?
JBG : Je ne vois pas de résolution de crise à court terme. Si nous ne sommes pas encore dans une situation de guerre civile, des éléments effrayants montrent que la situation peut dégénérer vers une situation de violence extrême avec des gangs de mieux en mieux armés et financés à cause du narco trafic. L’essoufflement des manifestations se fait constamment ressentir après plusieurs jours et la vie reprend son cours dans une quasi-normalité, mais ça va recommencer c’est sûr et certain puisque la pression est de plus en plus forte pour le départ de Jovenel Moïse qui ne semble pas vouloir partir. La question actuelle est : va-t-il y avoir un coup d’État ou est-ce que le Core Group – créé 2004 est une entité formée par les représentants des Nations unies, de l’Union européenne et de l’Organisation des États américains ainsi que des ambassades d’Allemagne, du Brésil, du Canada, de la France, des États-Unis et de l’Espagne – va demander au président de quitter le pouvoir ? Même si les États-Unis le soutiennent encore, il y a un essoufflement de la communauté internationale dans la gestion de cette crise. Va-t-on se rendre jusqu’aux prochaines élections en 2021 ? Si c’est le cas, il y a aura encore des manifestations de plus en plus violentes. La possibilité de renversement est toujours incertaine parce que c’est sporadique. Les derniers jours étaient un peu plus calmes, mais des manifestations imprévues s’annoncent quotidiennement.

Quelques mots sur nos projets en Haïti
À l’heure actuelle, les employé-e-s de nos différents projets en Haïti sont en sécurité et une communication constante est maintenue avec les équipes sur le terrain. Nos coopérants canadiens ont été rapatriés et ont retrouvé leurs familles début octobre. La Fondation souhaite que le pays puisse trouver une sortie de crise qui satisfera toutes les parties en présence et assure de son soutien fidèle auprès de la population haïtienne.

 Projet A3PN : Beaucoup de nos opérations sont temporairement arrêtées. Aux Cayes la situation est agitée. Les bureaux de notre partenaire local CRS sont ouverts selon des consignes quotidiennes dictées par les responsables de sécurité. Depuis plusieurs semaines, la majorité du personnel travaille de la maison, en fonction de l’accès à internet et plus largement à l’électricité. Comme l’accès au carburant est aussi limité, les activités sont maintenues au strict nécessaire.

Projet IDDA : Les activités sont ralenties du fait de la présence de barricades sur les routes. Seules les personnes employées qui vivent proches du bureau s’y rendent, les autres restent chez elles. Il existe un ralentissement de la mission accentué par la pénurie d’essence qui limite les déplacements. Au niveau des bénéficiaires, ils sont affectés par la situation mais à Thiotte et Côte de fer, elle est moins tendue. Quelques trousses d’insertions professionnelles peinent encore à être distribuées aux jeunes compte tenu des difficultés d’acheminement. Dès qu’une amélioration significative se fera sentir, les projets reprendront au rythme habituel en essayant de combler le plus rapidement possible, le retard accumulé.