Au cœur du choc culturel
Témoignage de Julie Ayotte, membre des Éducateurs sans frontières (ÉSF), qui a réalisé plusieurs mandats avec la Fondation Paul Gérin-Lajoie.
Extrait de mon journal de voyage – Bénin 2006
Au cœur du choc culturel
Je venais tout juste de demander l’heure à un garçon de table, puisque mon rendez-vous était prévu pour midi trente, et en ponctuelle invétérée je mesurais ma vie à la seconde près, trop souvent, alors il leva la tête vers le soleil et me répondit avec un naturel déconcertant : « Il est environ midi. ». Un autre petit choc culturel, celui-là presque poétique, agglutiné à tous les autres que je vivais depuis mon arrivée en terre d’Afrique. Il y avait ces bouteilles de vin, vite ramassées dans mes ordures, dans lesquelles on entassait les arachides ou les noix de kola, ou ces bouteilles d’eau vides que l’on collectionnait pour transvider l’huile de palme ou l’essence, et ces stylos à billes, dits bics, reluqués et réclamés avec minauderie, ou d’autres fois avec insistance, comme si je devais me déposséder de tous mes biens ici. Et tous ces hommes et toutes ces femmes qui faisaient précéder leur âge du mot environ, avec comme cas extrême ce vieux du village, dans la soixantaine bien entamée, au visage raviné, qui affirmait solennellement n’avoir que cinq ans, calculant certainement son âge avec les grands cycles lunaires. Et ces salutations et poignées de main répandues avec abondance ici, même aux inconnus, même aux aînés, qui contrastent avec les millions que nous sommes chez nous qui ne s’offrent même pas le bonjour. Et cette capacité, toujours surprenante, des populations locales à s’entraider, à s’arrêter, à se prêter main forte. Et tous ces pouvoirs en gradins, hiérarchiques, qui commandent protocolairement les actions et les paroles à livrer, dans un ordre bien calculé. Et tous ces bébés au dos des femmes, armaturés dans un pagne de fortune, suintant sous les rayons du soleil, loin de nos aseptisations emphatiques nord-américaines. Et toute cette valeur de santé accordée d’emblée aux femmes bien portantes, aux courbes proéminentes, souvent modèles sur les cartons publicitaires des échoppes de couture, au détriment de ces corps trop décharnés qui font mondialement autorité. Et ces travailleurs, si près de la nature, faisant pieds nus avec elle, tout en labeur, comme à l’époque révolue de mes grands-parents, qui s’unissent quotidiennement à l’eau et à la terre. Et ce rythme, cette lenteur, cette condamnation à perpétuité de l’horloge, qui n’offre d’autres choix que de s’arrêter un instant, de s’asseoir sur sa vie, de danser avec le passé mais aussi de poser un regard en avant.
Julie Ayotte